Cahier de verdure

Parc de Sceaux / dimanche 9 juin 2019

Philippe Jaccottet

Cahier de verdure, "Blason vert et blanc", 1990
Nostalgie de l'Âge d'or, pastorales, idylles : il n'était pas absurde que, devant cet autre verger, la rêverie m'y eût conduit. Cervantès le premier s'en gausse, mais il met trop d'art à les recréer pour qu'il en eût tout à fait perdu le goût. Bien sûr, le désenchantement de Dulcinée n'est pas l'œuvre de magiciens perfides, mais celle du regard mûr, lucide, objectif ; c'est cette même désillusion qui, aggravée, conduira plus tard Leopardi aux confins du désespoir. Néanmoins, l'enchantement existe, il se produit encore, même dans ce qui peut sembler la période la plus implacable de notre histoire ; nous en avons été les bénéficiaires (les victimes, si l'on veut), on ne peut pas encore en écarter du monde le rêve, ou le souvenir. Le triomphe de Flore est-il moins réel que sa déroute, ou seulement plus bref ? C'est un char qui s'avance sur un chemin, orné de chants et de rires, et que l'on ne peut empêcher de disparaître à l'angle du bois ; on y est monté soi-même, tel déjà lointain jour d'été. Parce qu'il ne s'arrête pas, parce que la fête prend fin, parce que musiciens et danseurs, tôt ou tard, cessent de jouer et de danser, faut-il en refuser les dons, en bafouer la grâce ?