Vingt-cinq ans de lutte contre l’esclavage


Chaque année, le Comité contre l’esclavage moderne (CCEM) instruit près de 350 signalements d’éventuelles « traites des êtres humains » et « réductions en esclavage ».


Amihan (prénom modifié), Philippine récemment sortie de l’esclavage, au siège parisien du CCEM.





Réunion de toute l’équipe du CCEM, à Paris.








Locaux parisiens du CCEM.

De g. à d.  : Cahaya, l’Indonésienne, Amihan et Diwata, les Philippines, Zahra, la Malienne, obligées de masquer leurs visages, dans l’appartement d’urgence du CCEM (Paris). Les prénoms ont été changés.






Zahra, la Malienne, obligée de dissimuler son visage, dans sa chambre, dans l’appartement d’urgence du CCEM (Paris). Son prénom a été changé.


Amihan et Diwata, Philippines, dans leur chambre, dans l’appartement d’urgence du CCEM (Paris).










 

Locaux parisiens du CCEM.


Reportage / La Croix, 12 avril 2019

Chaque année, le Comité contre l’esclavage moderne (CCEM) instruit près de 350 signalements d’éventuelles « traites des êtres humains » et « réductions en esclavage ».

Elles sont nées et ont grandi aux Philippines, en Indonésie ou au Mali. Toutes les cinq cohabitent actuellement dans l’abri d’urgence du Comité contre l’esclavage moderne (CCEM), un appartement situé dans l’est parisien. Amihan, Leilani, Diwata les Philippines, Cahaya l’Indonésienne, et Zahra la Malienne (1) sont désormais amies, liées entre elles par une histoire commune : celle de l’esclavage moderne. Aujourd’hui libérée de ses exploiteurs, chacune vit au jour le jour, tournée vers un avenir plein d’incertitudes, mais qui vaut infiniment plus que le passé récent dont le moindre souvenir est plus douloureux que le pire des cauchemars. Chacune vit aussi dans l’anonymat, car engagée dans des procédures judiciaires qui l’exposent à la menace ou même aux tentatives de capture de ses anciens esclavagistes. Toutes masquent leurs visages ou bien tournent le dos lorsqu’on les photographie.

Enfer domestique


Amihan, 29 ans, est arrivée en France en mars 2018, « dans les bagages d’une très riche famille du Golfe », après déjà six mois d’exploitation outre-Méditerranée. Elle s’est affranchie en janvier 2019 de l’esclavage dans lequel ses « patrons » la maintenaient, en entrant en relation avec le CCEM grâce aux encouragements d’une amie. Quand elle évoque ce qu’elle a vécu pendant ces presque dix mois d’enfer domestique, l’émotion submerge la jeune femme : « Je ne faisais que travailler. Je ne pouvais pas sortir de l’appartement (situé dans un des plus luxueux quartiers de Paris, NDLR). Je n’avais pas d’argent, mon passeport était confisqué, je ne pouvais même pas communiquer avec ma famille. Mes patrons me criaient dessus, sans cesse. Je devenais folle, déprimée. Je pleurais tous les jours. »

Leilani, 45 ans, et Diwata, 34 ans, ses compatriotes et « sœurs d’infortune », témoignent qu’Amihan a en réalité subi un sort pire que les leurs, ce qui n’est pas peu dire. À propos de l’aide qu’elle a trouvée au CCEM, elle s’exclame, en souriant : « Too much ! », littéralement « trop ! », dans le sens de « énorme ». Leilani et Diwata aiment bien rester l’une contre l’autre lorsqu’elles évoquent leurs vies d’anciennes esclaves. Leilani a été tenue en servitude, dans une grande famille du Golfe aussi, d’août 2017 à mai 2018, jusqu’à ce qu’elle s’évade et porte plainte contre ses exploiteurs, pour « traite des êtres humains », au cours de l’été suivant, avec l’appui déterminant du CCEM.

Conditions de vie inhumaines


Le récit de son calvaire parisien est éprouvant. Insultée, humiliée et même frappée en public, y compris dans les salons de grands hôtels, Leilani, mère de deux garçons restés aux Philippines, devait être disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ne pouvait prendre aucun congé, n’était pas payée et ne disposait plus de son passeport. Ses conditions de vie étaient inhumaines : « Je ne pouvais manger qu’une fois par jour, en fin d’après-midi, les restes des repas de mes employeurs. Nous (d’autres domestiques étaient exploitées par la même famille, NDLR) n’étions pas traitées comme des êtres humains. Il fallait demander l’autorisation pour aller aux toilettes. Je dormais par terre. » Le récit de Diwata fait écho à celui de son amie : « Je n’ai, en huit ans de service au Qatar, jamais été humiliée comme ça. À Paris, la famille que je servais m’a traitée comme un chien. Je me suis enfuie au bout de quatre mois. » Comme Leilani et Amihan, la jeune femme a porté plainte. À propos des personnes du CCEM qui leur ont porté secours, toutes trois disent que ce sont des « sœurs ».

Depuis octobre 2018, Salma Refai, 24 ans, originaire d’Égypte, est le premier contact des centaines de personnes qui frappent à la porte du comité, chaque année. La jeune femme, diplômée en sciences politiques et en sociologie, reçoit les « signalements » émis par d’autres associations, des travailleurs sociaux, des hôpitaux, des avocats, des inspecteurs du travail et même des services de gendarmerie ou de police. Dès les premiers échanges avec une victime potentielle de « traite des êtres humains » ou de « réduction en esclavage », la jeune femme rédige une fiche de signalement qui permet de faire un premier tri, car, souvent, « les cas transmis relèvent plus du droit du travail que du code pénal ».

Décision d’agir

En revanche, lorsqu’un signalement correspond a priori à une problématique d’esclavage moderne, Salma Refai organise un rendez-vous avec la personne concernée, soit au siège du CCEM, dans le 13e arrondissement de Paris, soit, en toute discrétion, près du lieu d’exploitation. Dans le cas où la situation relève des compétences du comité, son examen très rapide passe en « niveau 2 », ce qui signifie que la directrice du CCEM, Mona Chamass-Saunier, ses experts juridiques et sociaux et sa responsable de projets prennent ou non la décision d’agir : organisation de la fuite hors de la mainmise des exploiteurs, hébergement d’urgence dans l’appartement de l’est parisien, constitution du dossier juridique en vue d’un traitement judiciaire… Et du soutien social : accès à la santé, insertion professionnelle, cours de français, aides financières pour l’alimentation et les transports, sorties culturelles…

En 2018, à la veille du 25e anniversaire du CCEM, fêté ce jeudi 11 avril, 354 signalements ont été étudiés et 32 personnes ont été « sorties de l’esclavage moderne », grâce à l’engagement bénévole de plus de 80 personnes, dont 25 avocats. En ce début de deuxième­ trimestre 2019, l’activité du comité est plus soutenue que jamais, avec 97 signalements et déjà neuf personnes « prises en charge ». Sylvie O’Dy (2), présidente et cofondatrice du comité, se souvient : « Quand on a créé le CCEM, en 1994, personne ne croyait à l’existence d’esclaves domestiques en France. » Depuis, le délit de « traite des êtres humains » et le crime de « réduction en esclavage » sont entrés dans le code pénal. Incontestablement, ce progrès décisif de la loi doit beaucoup à l’action du CCEM.



Antoine Peillon



(1) Leurs prénoms ont été changés.
(2) Auteure de : Esclaves en France, avec une préface de Robert Badinter, Albin Michel, 2001.
L’esclavage moderne progresse en Europe
Trafic d’êtres humains, quand maraîchage rime avec esclavage
« Passeurs », les nouveaux esclavagistes




Les clés du sujet

120 000 « esclaves » en France

Pourquoi ?

La traite mondiale des êtres humains représente environ 150 milliards de dollars de chiffre d’affaires par an, soit 133 milliards d’euros. Dans le monde, 16 millions d’êtres humains sont victimes du travail forcé dans des activités du secteur privé : servitude domestique (24 %), construction (18 %), production (15 %), pêcheries (11 %), agriculture (11 %), les mines… En France, on estime que 120 000 personnes vivent et sont exploitées dans des conditions qui définissent le crime de « réduction en esclavage », selon la loi du 5 août 2013 (La Croix du 3 octobre 2018).

Comment ?

Le Comité contre l’esclavage moderne (CCEM) fête cette semaine ses 25 ans. Il combat depuis 1994 toutes les formes de traite et d’exploitation des êtres humains à des fins d’exploitation par le travail, notamment domestique. Il apporte une assistance sociale et juridique aux victimes dans toute la France, a pour mission la mise à l’abri, la protection et la défense des victimes. À cette fin, il lutte pour la poursuite judiciaire et la condamnation des auteurs, interpelle les pouvoirs publics et sensibilise l’opinion publique.

Et vous ?

Bénévolat, organisation d’un événement dans une entreprise ou un établissement scolaire, effectuer son stage en droit ou en formations sociales, faire un don… Les possibilités de soutenir le CCEM ne manquent pas. Pour défendre les victimes d’esclavage moderne, le CCEM a besoin de bénévoles exerçant dans toutes sortes de domaines.
Les compétences d’interprètes, de travailleurs sociaux, de juristes, d’informaticiens, en comptabilité, ou les capacités d’accompagnement lors de démarches administratives ou médicales sont particulièrement bienvenues.



Le CCEM 

169 bis, bd Vincent-Auriol, 75013 Paris.
Courriel : info@ccem.org
Tél. : 01.44.52.88.90 – Site : www2.esclavagemoderne.org