"Passeurs", les nouveaux esclavagistes

Les filières de passeurs utilisent des « procédés mafieux » et sont « en progression constante », selon les termes d’un rapport de la police nationale que « La Croix » dévoile.

Ces « organisations criminelles » sont un vecteur majeur de l’immigration irrégulière et irriguent de nombreuses autres criminalités.

Les témoignages recueillis par des ONG montrent aussi combien « le trafic et l’exploitation de migrants » relèvent de l’« esclavage moderne ».









Enquête

« Passeurs », les nouveaux esclavagistes

Les filières de passeurs utilisent des « procédés mafieux » et sont « en progression constante », selon les termes d’un rapport de la police nationale que « La Croix » dévoile.
Ces « organisations criminelles » sont un vecteur majeur de l’immigration irrégulière et irriguent de nombreuses autres criminalités.
Les témoignages recueillis par des ONG montrent aussi combien « le trafic et l’exploitation de migrants » relèvent de l’« esclavage moderne ».
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Un rapport de la police nationale pointe la progression des filières de passeurs, des « organisations criminelles » qui vont jusqu’à susciter des « candidatures » au départ.
« Allez, c’est parti pour la V. D. » Entendez par là : « vérification de domicile ». Le brigadier-chef Stéphane S., accompagné du brigadier Mélanie M., tous deux officiers de police judiciaire (OPJ), se faufile, ce mercredi après-midi, dans le trafic automobile très dense de Paris. Direction : « les beaux quartiers » et, plus précisément, « le triangle d’or » du 8e arrondissement. Ils ont quitté rapidement leur bureau, à Lognes (Seine-et-Marne), au siège de l’Office central pour la répression de l’immigration irrégulière et de l’emploi d’étrangers sans titre (Ocriest).
La cible : un Malien, ou un Ivoirien, soupçonné d’être l’organisateur éventuel d’un trafic de faux papiers et de migrants clandestins. Le travail policier se fait, pour l’instant, dans le cadre judiciaire d’une enquête préliminaire. « De toute façon, nous savons déjà que le personnage est au moins impliqué dans un trafic de grande ampleur. » Est-il « l’organisateur » de passages massifs de migrants africains jusqu’en France, doublé d’« un faussaire » qui fournit des pièces d’identité, ou seulement « le relais » d’un réseau de passeurs, « chargé d’accueillir les clandestins à Paris » ? Bientôt, grâce, entre autres, à des vidéos enregistrées dans l’agence d’un transporteur international, l’investigation des policiers permettra de préciser le rôle exact de leur « objectif ».
« Comme du bétail »
De retour vers Lognes, les fonctionnaires partagent leurs sentiments sur la traque judiciaire des « passeurs ». Tous deux constatent que l’activité de ceux-ci est passée de « l’artisanat » à une criminalité « structurée et internationale ». En Seine-Saint-Denis, où elle a travaillé plusieurs années, Mélanie M. a ainsi compris que « le trafic de l’immigration clandestine est géré en bande organisée ». « Vivre en situation irrégulière, en France, aujourd’hui, sans passer par une organisation, c’est compliqué… », dit-elle. « Le recours des migrants à des “filières” est même systématique », selon les deux officiers. Qui ponctuent : « Quelqu’un d’extérieur à la police ne voit pas tout ça ! »
« Tout ça… » Stéphane S. et Mélanie M. entendent par-là les activités frauduleuses et criminelles connexes à l’organisation de l’immigration clandestine : faux documents, stupéfiants, jeux clandestins, vols et cambriolages… « Au mieux, nous faisons la chasse à des opportunistes cyniques, au pire, à de vrais durs. Tous considèrent les migrants comme de la marchandise et les traitent comme du bétail », témoignent-ils. Ces paroles font écho à celles de leur « patronne », la commandante Cécile L., rencontrée à Lognes, un peu plus tôt : « Derrière cette criminalité, il y a des gens qui sont des victimes, ces milliers de migrants qui vivent dans des conditions indignes. Ce sont les “passeurs” que nous poursuivons. Malheureusement, nous sommes certains, à l’Ocriest, que le trafic de l’immigration illégale, qui vend le passage et l’installation en France de façon crapuleuse, va beaucoup se développer dans les années qui viennent. »
L’inquiétude de la commandante Cécile L. s’appuie sur le constat qu’elle fait, quotidiennement, de la cruauté et du cynisme des « filières » de passeurs. Les criminels africains font venir « des filles » d’Afrique subsaharienne pour les prostituer dans des hôtels. Les « financiers » chinois sont des spécialistes de compensation bancaire pour « faire circuler l’argent issu des trafics de drogue et de la prostitution en salons de massage, entre l’Asie et l’Europe, dans un sens et dans l’autre ». Les « passeurs irako-kurdes » travaillent, depuis peu, « avec des camionneurs polonais, pour faire passer des Vietnamiens en Angleterre ». Les faussaires font fabriquer et transiter « des quantités impressionnantes de documents d’identité fictive ou d’emprunt » entre la France, la Grèce, la Turquie et l’Italie… Tous sont « de plus en plus mobiles » et savent « ne pas garder sur eux un même téléphone portable ou une carte SIM plus de trois jours ».
Omniprésence des « filières criminelles »
Plutôt que de « passeurs », terme qui renvoie à une vision presque anecdotique de l’acheminement illégal de dizaines de milliers de migrants, chaque année, à travers les frontières et le territoire de la France (1), les services de police compétents parlent de « filières criminelles » ayant « recours à des procédés mafieux ». « Le terme ”passeur” fait un peu raccourci », commente le commissaire général Julien Gentile, chef de l’Ocriest et de l’Unité de coordination de la lutte contre le trafic et l’exploitation des migrants (Ucoltem) qui rassemblent 700 enquêteurs spécialisés. « Il désigne, en réalité, une multitude complexe d’organisations qui, certes, prennent en charge, de façon crapuleuse, les migrants pour leur faire passer illégalement les frontières, mais qui produisent et fournissent aussi de faux papiers, exploitent le travail des personnes en situation irrégulière… »
Le policier déploie ainsi l’éventail des types de passeurs : « Cela peut être le chômeur des Alpes-Maritimes, qui vend un passage de la frontière franco-italienne, depuis Vintimille, dans son véhicule personnel, contre 30 à 40 €, mais le phénomène peut aussi relever des milices armées libyennes qui affrètent un cargo pour la traversée de la Méditerranée, ou des gangs vietnamiens qui préfèrent les voies aériennes, entre nombreux autres exemples. » C’est pourquoi les fonctionnaires de l’Ocriest et de la police aux frontières (PAF) préfèrent « raisonner en termes de ”filières” », notion qu’une analyse confidentielle de la police nationale, portant sur toute l’année 2017 et les huit premiers mois de 2018 (2), définit « empiriquement » comme étant des « groupements structurés, souvent hiérarchisés et cloisonnés, transnationaux, qui aident contre rémunération un ou plusieurs candidats à l’immigration irrégulière à être acheminés d’un pays vers un autre ou à y séjourner irrégulièrement ».
Au-delà de cette correction lexicale, les services de police sont aujourd’hui capables de dresser une « cartographie approfondie des faits criminels » perpétrés, en France, par les « filières d’immigration irrégulière ». Première grande leçon de cette cartographie, selon le commissaire général Gentile : « Dans leur parcours migratoire non légal, toutes les personnes dont l’objectif est de transiter par la France ou de s’y maintenir sont obligées de faire appel à une filière criminelle. » Selon lui, il n’y a pratiquement aucune exception à cette règle. Le constat du policier français est donc plus systématique que celui de l’Office européen de police (Europol), lequel estimait tout de même, en juin 2016, que « plus de 90 % des migrants irréguliers qui ont atteint l’Union européenne en 2015 ont utilisé des services facilitant leur voyage à un moment donné (3) ».
Un « facteur majeur » de l’immigration irrégulière
Seconde conclusion des analyses réalisées par les services de police : « Les filières d’acheminement induisent un flux migratoire en transit depuis le Sud vers le Nord. » Plus précisément, les enquêteurs spécialisés sont catégoriques : « Le schéma constaté depuis des années est celui d’un flux migratoire en transit depuis le Sud vers le Nord. Ces mouvements sont guidés par les filières qui constituent elles-mêmes un véritable pull factor (« facteur d’attraction et d’incitation »). Les migrants sont encouragés au départ, car ils sont assurés de trouver, sur leur parcours, des structures qui les aideront à rejoindre la destination souhaitée. »
Le commissaire général insiste sur ce fait ignoré : « Les filières criminelles génèrent une véritable aspiration d’immigration irrégulière. Elles font venir les migrants qui resteraient chez eux s’ils savaient à quelle exploitation ils sont destinés en réalité. Nous, nous faisons de la police judiciaire en nous attaquant aux exploiteurs, d’autant que ceux-ci font preuve d’un cynisme incroyable en faisant prendre des risques inouïs aux migrants qu’ils entassent dans des véhicules qui roulent à tombeau ouvert. » Lors d’un « déplacement » de Gérard Collomb à l’Ocriest, le 22 février, le ministère de l’intérieur visait en termes plus abrupts les filières de passeurs qui « sont un vecteur majeur des flux migratoires en direction de l’Europe » et qui « exploitent la misère ou l’espoir à des fins d’accumulation de profits criminels », lesquels sont évalués à « plus de 5 milliards d’euros selon Europol pendant la période de la crise migratoire 2015-2016 (4) ».
Les très nombreuses enquêtes conduites sous la direction du commissaire général Gentile confirment l’ampleur considérable de ce trafic (5). « Ce sont bien les filières les plus industrielles, les organisations les plus criminelles, qui réalisent le plus grand nombre de passages de migrants », explique le patron de l’Ocriest. Avant de raconter : « Mi-septembre (mercredi 12), nous avons démantelé un gang irako-kurde qui organisait des convoyages entre la Champagne et Calais, à raison d’une quinzaine de personnes par nuit. Lorsque vous savez que le prix de chaque prise en charge était de l’ordre de 3 000 €, leur chiffre d’affaires se comptait en centaines de milliers d’euros (environ 1 350 000 € en un mois) ! Une économie totalement invisible puisqu’elle fonctionne selon un système de compensation entre un banquier islamique du Kurdistan irakien et un autre installé en Angleterre. Pour arrêter les cinq criminels impliqués dans ce trafic, il a fallu déployer de gros moyens techniques : caméras bien placées, balises de géolocalisation de véhicules, écoutes, recueil de traces ADN… Les opérations de démantèlement sont évidemment très délicates, ce genre de trafiquants étant armés. »
Une malfaisance « en progression constante »
Car le trafic et l’exploitation des migrants sont le plus souvent au cœur d’autres criminalités qui leur sont articulées de façon horizontale. Ainsi, « la production de faux papiers est une passerelle évidente avec tout l’univers de l’escroquerie », explique Julien Gentile, tandis que « la culture industrielle du cannabis en région parisienne, par les mafias vietnamiennes, utilise les migrants comme ”jardiniers” et que les organisations criminelles thaïes et chinoises prostituent les jeunes femmes qu’elles font venir d’Extrême-Orient sous couverture de salons de massage qui se multiplient dans nos villes ». Quant aux filières albanaises de passeurs, elles développent aussi les industries florissantes du cambriolage et du trafic d’héroïne ; les gangs géorgiens, « phénomène émergent » selon les enquêteurs, emploient leurs migrants débiteurs dans les vols par effraction dont ils sont des spécialistes…
En résumé, pour les organisations criminelles de trafic et d’exploitation de migrants, tous les moyens sont bons. Elles usent et abusent ainsi de la « fraude documentaire », se livrant au vol, à la falsification et à la contrefaçon de tous les documents d’identité (cartes nationales d’identité, passeports, permis de conduire…), ou à la fabrication de tous les certificats (feuilles de paie, actes de naissance, factures, redevances de loyer…) permettant « l’obtention indue d’un titre de séjour ou d’un statut (malade, mineur, demandeur d’asile) » qui justifient le maintien sur le territoire français.
De façon générale, « le savoir-faire criminel des réseaux de passeurs est en progression constante », s’alarment les enquêteurs spécialisés. De ce fait, les réseaux de trafiquants de migrants sont souvent liés à « la délinquance de droit commun des grandes métropoles ». En conséquence, ils « s’adonnent, en parallèle, à d’autres formes de criminalité comme le trafic de stupéfiants ou le proxénétisme », faisant démonstration d’un manque total de scrupule et surtout de crainte. Les policiers de l’Ocriest sont d’ailleurs l’objet de réactions particulièrement dangereuses lors des opérations de démantèlement de ces filières criminelles. « On notera, écrivent-ils, la multiplication des violences entre communautés, pouvant aller jusqu’à l’homicide, et envers les forces de l’ordre, ainsi que la découverte de plus en plus fréquente d’armes à feu (communauté irako-kurde), illustrant les enjeux humains et économiques liés à ces activités. »
À la source du travail illégal
« Les enjeux humains et économiques », évoqués par la police française, sont également ceux pointés par l’Organisation des Nations unies, à l’échelle mondiale, et que rappelle, d’ailleurs, le ministère de l’intérieur : « Selon l’ONU, dans la hiérarchie de l’enrichissement illégal lié à la criminalité organisée mondiale, le trafic de migrants occupe le deuxième rang après le trafic de stupéfiants. La sphère de l’immigration irrégulière contribue à alimenter une nébuleuse criminogène allant de la fourniture de moyens servant à cette immigration à l’exploitation des clandestins (proxénétisme, travail dans des conditions indignes, mendicité, esclavage moderne, etc.). »
« Esclavage moderne »… Il n’est pas indifférent que les autorités françaises reprennent, dans le sillage de l’ONU, une terminologie jusqu’ici plus associative que judiciaire, même si la loi du 5 août 2013 a introduit les notions de « réduction en esclavage » (article 224-1 A), « exploitation d’une personne réduite en esclavage » (article 224-1 B), « travail forcé » (article 225-14-1) et « réduction en servitude » (article 225-14-2) dans le code pénal. Sans doute ont-elles désormais intégré les observations réalisées sur le terrain par les enquêteurs de l’Ocriest, lesquels affirment, aujourd’hui, que le trafic de migrants comprend « le travail irrégulier et plus précisément l’emploi d’étrangers sans titre ». Pire : les policiers relèvent que cet investissement des filières criminelles dans le travail illégal se réalise, parfois, « en association avec des infractions entrant dans la classification de la traite des êtres humains : hébergement dans des conditions indignes, conditions de travail extrêmes, prostitution… »
Des « employeurs peu scrupuleux »
Il y a peu, à l’issue d’une enquête des fonctionnaires de l’Ocriest et de l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH), investigation menée sous le nom de code « affaire Anmo », la police nationale a démantelé « une filière d’aide à l’entrée, à la circulation ou au séjour irréguliers, (mais aussi) d’emplois d’étrangers sans titre et de proxénétisme aggravé ». Le réseau, composé de onze organisateurs et de quatre « employeurs aidants », exploitait une douzaine de salons de massage, à Paris, lesquels « dissimulaient en fait des activités de prostitution, les jeunes femmes asiatiques, souvent dépourvues de documents d’identité et non déclarées, y pratiquant, en plus des massages, des prestations sexuelles tarifées ».
Sur la base de 106 affaires du même type, traitées en 2017 et au cours des huit premiers mois de 2018, les analyses de la police nationale confirment ce qui n’était, jusqu’ici, qu’un soupçon. Ainsi, ils savent que, profitant du trafic de migrants, « certains employeurs peu scrupuleux n’hésitent pas à recourir à ce type de main-d’œuvre ou à sous-traiter auprès de sociétés disposant de ces “salariés” bon marché ». Il est même précisé que, « sur les huit mois 2018 (de janvier à août), le secteur du BTP offre le plus d’emplois non déclarés, devant la restauration, la vente à la sauvette et la confection ».
À Paris, dans les locaux animés du Comité contre l’esclavage moderne (CCEM), Sylvie O’Dy, cofondatrice et vice-présidente de l’association, convient qu’il était, jusqu’à présent, « très compliqué de démontrer le lien organique entre passeurs et placements en situation de travail forcé, voire de servitude ». Forte d’une expertise de plus de vingt ans sur le sujet, elle se dit toutefois certaine qu’« un nombre considérable de migrants passés par les trafiquants » sont « exploités dans les secteurs du travail domestique, du BTP, de l’agriculture, de la confection, des services à la personne, du nettoyage industriel, de la restauration et, bien sûr, de la prostitution ». Le rapport d’activité 2017 du CCEM souligne qu’« un nombre non négligeable de victimes renoncent à poursuivre leurs exploiteurs par crainte de représailles, notamment contre leurs familles restées au pays ».
Esclavage moderne
Certes, les filières criminelles de passeurs ont comme activité première d’acheminer, contre des rétributions exorbitantes, sous forme d’extorsion, les migrants à travers les frontières et le territoire de la France, à destination de l’Angleterre, des pays scandinaves et de l’Allemagne. Mais cela ne concerne que les migrants irréguliers originaires de la Corne de l’Afrique, du Moyen-Orient, d’Asie centrale qui sont regroupés dans les camps et autres jungles de Paris, du Nord et du Pas-de-Calais. Cependant, selon la plus récente « cartographie approfondie des faits criminels révélés par l’activité policière », d’autres organisations de trafic et d’exploitation des migrants ont comme fonds de commerce essentiel le maintien en France, par tous les moyens illicites imaginables, de centaines de milliers de migrants irréguliers issus du Maghreb, de l’Afrique francophone, d’Europe de l’Est, mais aussi d’Asie.
Le crime organisé est ainsi le grand pourvoyeur de l’esclavage moderne, sous forme de travail illégal et forcé. Le phénomène est, jusqu’ici, largement sous-estimé. Selon le « 2018 Global Slavery Index », publié le 19 juillet dernier (6), 129 000 personnes vivraient en France en situation d’« esclavage moderne ». Ce nombre semble être « une estimation trop basse », pour certains hauts fonctionnaires du ministère de l’intérieur qui ne sont cependant « pas autorisés à commenter les statistiques des ONG ». Car, selon leurs propres chiffres, parmi les 303 filières criminelles démantelées en 2017, 139 se livraient bien sûr principalement à l’« aide à l’entrée et au séjour irrégulier », mais 62 autres avaient comme activité première l’approvisionnement de main-d’œuvre pour le « travail illégal », ces deux « modes opératoires » concourant souvent « au sein d’une même filière ».
Quand le bâtiment va, tout va ?
Comme l’ont analysé les policiers spécialisés, c’est le secteur du BTP qui « offre le plus d’emplois non déclarés ». Dans ce secteur, l’esclavage moderne est particulièrement développé et se fournit massivement auprès des filières de trafic et d’exploitation de migrants. C’est ce qu’affirme aussi à La Croix un officier du renseignement intérieur. Ayant été, l’an dernier, observateur du débarquement en masse de migrants africains et moyen-orientaux à Naples (Italie), il a mesuré combien cette migration illégale était exploitée immédiatement dans les immenses fermes qui produisent des millions de tonnes de tomates dans les Pouilles, sous contrôle de la mafia calabraise Ndrangheta. Mais il maintient qu’en France, sur les chantiers pharaoniques des Hauts-de-Seine, il a connu un système généralisé d’utilisation de migrants sans papiers, non déclarés, captifs des filières criminelles à travers des sociétés-écrans qui sont des « fournisseurs habituels de main-d’œuvre très bon marché » à de grands groupes du BTP.
Ce n’est pas l’« audition » d’Osman (prénom modifié), né en Égypte en 1979, qui contredira les informations des officiers de police que La Croix a entendus. Recueilli par le CCEM en juillet 2015 en vue d’une procédure judiciaire en cours, ce témoignage permet de connaître les conditions épouvantables de passage et d’exploitation d’un ouvrier maintenu volontairement dans l’illégalité. Ainsi, son parcours caractéristique commence dans son « petit village », en Égypte, où sa vie suivait son cours modeste jusqu’à ce jour d’avril 2013 où il rencontre Mohamed X.
Le « recrutement » débute aussitôt : « Quand je l’ai rencontré, M. Mohamed X était très avenant. Il me posait beaucoup de questions sur mon travail, sur ce que je gagnais… Il m’a expliqué qu’en France je pourrais travailler et gagner beaucoup d’argent pour faire vivre ma famille. M. X m’a également expliqué que quand on avait des papiers en France on pouvait voyager dans toute l’Europe. » Dès lors, le piège se referme.
La traversée de la Méditerranée
Le basculement dans l’engrenage reste un moment pathétique. « Je n’avais jamais eu l’intention de partir d’Égypte, se rend compte Osman aujourd’hui, mais M. X me proposait beaucoup d’argent et une vie meilleure. J’ai beaucoup hésité et puis j’ai accepté sa proposition… » Alors commence le voyage pour l’enfer. Tout d’abord, son passeur et futur exploiteur lui extorque 5 000 €, afin de « payer la traversée » de la Méditerranée. Osman dispose de 1 000 € d’économies personnelles ; il emprunte « le reste de la somme » à des « amis de son père » et à des « contacts personnels ». La suite se déroule dans des conditions très périlleuses. Un rendez-vous est fixé près d’Alexandrie. L’appartement « très petit », où le nouveau migrant patiente quelques jours, abrite déjà « environ quarante autres personnes ».
Une nuit, tous ces hommes sont « mis dans des camions » et roulent puis marchent jusqu’à une « petite plage ». Ils sont encadrés par des hommes armés qui font monter les fugitifs « sur un petit bateau, jusqu’à un plus gros bateau ». Osman se souvient : « Nous étions presque 300 personnes sur un bateau d’une vingtaine de mètres de long… » Comme la traversée s’est déroulée au milieu du mois de décembre 2013, « la mer était vraiment très agitée ».
Le débarquement sur une plage de Sicile provoque une descente de police, mais Osman parvient à s’enfuir. Dès lors, son odyssée repasse sous le contrôle des passeurs mandatés par Mohamed X. Bateau jusqu’à Naples, train jusqu’à Milan, achat d’une nouvelle carte SIM, rendez-vous avec deux passeurs professionnels, égyptiens d’origine eux aussi… « Ils m’ont amené de l’Italie jusqu’à Paris », témoigne le migrant. Avant de préciser : « Ces deux hommes m’ont raconté que M. X avait l’habitude de leur demander de venir chercher des gens en Italie pour les amener en France, en échange d’une somme importante. Je leur ai demandé s’ils faisaient ça souvent et ils m’ont répondu que oui. Ils m’ont dit que j’étais comme un colis de livraison. Ils ne m’ont rien dit à propos de ce que j’allais vivre en France. »
N’être plus « qu’un chien, qu’un esclave »
S’ils l’avaient fait, Osman aurait aussitôt rebroussé chemin. De décembre 2013 à septembre 2014, l’Égyptien sera exploité sur trois chantiers de construction, de démolition et de rénovation d’immeubles en région parisienne. Osman raconte : « Nous avons logé, de décembre 2013 à septembre 2014, dans trois conteneurs différents, sur les chantiers. À chaque fois, M. X nous enfermait à clé pendant la nuit, avec une barre de fer munie d’un gros cadenas. Dans les trois conteneurs, nous n’avions ni eau ni électricité. Nous pouvions boire et nous laver le visage avec de l’eau froide, avec un tuyau d’arrosage. Nous n’avions pas d’accès aux toilettes. M. X nous déplaçait de chantier en chantier uniquement la nuit, à l’arrière de son utilitaire sans fenêtres. Il attendait que nous ressemblions à des clochards pour changer nos vêtements… »
Le jour où Osman a enfin eu le courage de demander sa paie, en mai 2014, M. X l’a frappé et il a promis de le dénoncer à la police. « Il menaçait aussi ma famille », se lamente le jeune homme. Quoi qu’il en soit, en septembre 2014, le troisième chantier étant terminé, le passeur et exploiteur de dizaines de migrants égyptiens abandonne sa victime à son sort de « sans domicile fixe » en situation irrégulière. L’entrepreneur en BTP a disparu, jusqu’à ce soir de mai 2015 où les chemins de l’un et de l’autre se croisent de nouveau, « à l’entrée d’un café ». Le criminel était accompagné par « des amis », mais Osman n’a « pas réfléchi » et il est « allé lui parler ». « Je lui ai demandé de me payer, témoigne-t-il, et de m’expliquer pourquoi il m’avait fait subir tout ça. »
La réaction de Mohamed X fut celle d’un criminel. Osman se souvient de chaque détail de ce qui a suivi : « Il m’a menacé en disant qu’il allait toucher à ma famille directement. Ses amis m’ont attrapé par-derrière et l’un d’entre eux m’a frappé au visage. Ils m’ont menacé en me disant que si j’allais voir la police, ils allaient me chasser comme du gibier, me retrouver et me tuer. » Quant à Mohamed X, il n’a eu pour lui que quelques mots. Osman ne les oubliera jamais : « Il m’a dit que je n’étais qu’un chien, qu’un esclave. »
Antoine Peillon
(1) Le ministre de l’intérieur, Gérard Collomb, estimait, en novembre 2017, à l’Assemblée nationale, que « nous sommes autour de 300 000 personnes en situation irrégulière ». Selon les statistiques du Pôle national d’analyse migratoire du ministère de l’intérieur, 79 562 personnes en situation irrégulière ont été bloquées sur les frontières françaises ou remises à un État membre limitrophe en 2017, contre 60 631 en 2016 et 31 036 en 2015, ce qui indique une croissance forte et constante du phénomène.
(2) Sous triple entête du ministère de l’intérieur, de l’Unité de coordination de la lutte contre le trafic et l’exploitation des migrants (UCOLTEM) et de la police aux frontières (PAF), datée du 12 septembre 2018 et titrée « Les filières d’immigration irrégulières ; 2017 – 8 mois 2018 ».
(3) Rapport « Migrant Smuggling in the EU/Le trafic de migrants dans l’UE ».
(4) Selon le ministère de l’intérieur, « en 2015-2016, les filières criminelles ont organisé le passage de plus d’un million de victimes de Turquie en Grèce et 500 000 entre la Libye et l’Italie ».
(5) En 2017, 303 filières ont été démantelées, contre 286 en 2016 et 251 en 2015 (+ 61 % par rapport à 2012). Les deux grandes catégories sont les filières d’acheminement (la France est un pays de transit) et les filières de maintien (la France est le pays de destination). Les avoirs criminels saisis s’élèvent à 6 402 314 €, sur un an. Durant les huit mois déjà passés de 2018, 245 filières ont été démantelées, contre 230, à la même époque, en 2017. Les avoirs criminels saisis de janvier à août 2018 représentent déjà 6 402 576,93 €.
(6) https://www.globalslaveryindex.org/2018/data/country-data/france/: “129,000 Estimated number of people living in modern slavery.”
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Repères
La mission stratégique
de l’Ocriest
L’Office central pour la répression de l’immigration irrégulière et de l’emploi d’étrangers sans titre (Ocriest), dirigé par le commissaire général Julien Gentile, est un service de la Direction centrale de la police aux frontières (DCPAF).
Créé en août 1996, l’Ocriest a pour mission la lutte contre les réseaux (ou « filières ») favorisant l’immigration irrégulière, l’emploi d’étrangers dépourvus d’autorisation de travail ou de séjour ainsi que la fraude documentaire qui en découle.
Les missions de l’office sont transversales et stratégiques, car il est chargé d’animer les luttes contre :
– les filières d’immigration irrégulière opérant sur le territoire national ;
– les réseaux structurés d’emploi d’étrangers sans autorisation de travail ou de séjour ;
– les réseaux de fraude documentaire favorisant l’immigration irrégulière et le travail illégal.
L’Ocriest coordonne aussi, au niveau national, « l’action répressive de tous les acteurs participant au démantèlement des filières d’immigration irrégulière, d’emploi d’étrangers sans titre ou de fraude documentaire facilitant ces infractions », mais encore l’action internationale dans ces mêmes domaines.
Les résultats croissants de la lutte contre les « passeurs »
En 2017, 303 filières ont été démantelées, dont 239 par la Direction centrale de la police aux frontières (DCPAF), contre 286 en 2016 et 251 en 2015.
139 étaient des filières d’aide à l’entrée et au séjour.
79 avaient recours à la fraude documentaire et à l’identité.
62 étaient spécialisées dans le travail illégal ;
21 organisaient des reconnaissances indues d’enfant et deux des mariages de complaisance.
Les procédures ont abouti à la mise en cause de 2 098 personnes, dont 940 « malfaiteurs » qui ont été déférés à la justice.
52 démantèlements ont donné lieu à de la coopération policière internationale.
Les réseaux de passeurs prenaient en charge majoritairement des ressortissants congolais (20 filières), irakiens (20), chinois (19), marocains (17), albanais (16), pakistanais (15), tunisiens (14), haïtiens (14), bangladais (13), camerounais (13), ivoiriens (12), algériens (11), indiens (11), iraniens (11), syriens (11), sénégalais (10) et maliens (10).
Au cours des huit premiers mois de 2018, selon des données inédites révélées par La Croix, 245 filières ont déjà été démantelées (230, en 2017, à la même époque) et 721 délinquants et criminels ont été déférés devant un magistrat.
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Témoignage
Quand maraîchage rime avec esclavage
Le cas de Mohamed B., originaire du Maroc, est caractéristique du « lien organique entre le trafic des passeurs et celui des exploiteurs de migrants », dénoncé par les policiers spécialisés.
Mohamed B., 26 ans, vivait dans une famille nombreuse et travaillait « en tant que paysan ». « Avant de partir, je possédais un cheptel composé de neuf vaches et deux chevaux », témoigne-t-il. Sa situation, au Maroc, était certes peu enviable. Aussi, le jeune homme a-t-il cédé à l’appel du passage clandestin vers la France : « J’ai été recruté au Maroc par un associé de mon futur employeur (1). » Celui-ci, venu sur place, au printemps 2013, pour « recruter » une vingtaine de travailleurs, a alors expliqué au jeune homme que s’il souhaitait « travailler en France sur son exploitation », il devait d’abord « payer la somme d’environ 15 000 €, ce qui couvrirait les frais du visa et du billet d’avion ».
L’offre du passeur était assez alléchante, selon Mohamed B., dont La Croix a pu lire l’audition réalisée par le Comité contre l’esclavage moderne (CCEM), en vue d’une procédure judiciaire : « Cet homme m’a promis de me donner du travail en France pendant six mois, avec une rémunération de 60 € par jour, ce qui me permettrait de rembourser mes frais de départ. Puis il m’a dit que j’aurais un CDI et que je pourrais avoir des papiers en France. » Le jeune homme a donc vendu ses bêtes et emprunté de l’argent à sa famille. En échange, il reçoit différents documents qui lui permettent d’arriver en France, par avion, « directement à l’aéroport d’Orly (Paris) », d’où il était véhiculé immédiatement sur une exploitation maraîchère d’Omerville, dans le Val-d’Oise.
Dès lors, le cauchemar commence. Abdelaziz R., le passeur et exploiteur de Mohamed B. et d’une vingtaine d’autres Marocains en situation irrégulière, se montre impitoyable. La « belle maison » promise est en fait très sale, surpeuplée. Dans les champs de courgettes, menthe et coriandre de l’exploitation (11 hectares), le jeune homme « trime » quatorze à dix-huit heures par jour, sept jours sur sept. Il raconte : « Ma journée de travail débutait à 6 heures du matin jusqu’à midi. J’avais une pause d’un quart d’heure ou une demi-heure pour déjeuner. Puis je reprenais le travail jusqu’à, au minimum, 19 h 30, 20 heures et parfois 22 heures. »
Quant aux « conditions d’hébergement » de Mohamed B. et de ses compagnons d’infortune, la lecture de son audition, traitée par la gendarmerie, est édifiante : « Je vivais dans une chambre sous les toits, d’environ 8 m2, que je partageais avec Ahmed. Dans la chambre, il y avait deux matelas simples et une petite table. Nous n’avions pas de draps, ni de couverture. Comme j’avais très froid, je m’étais fabriqué une couverture avec des sacs en toile de jute. » Le procureur qui a porté l’affaire au tribunal correctionnel de Pontoise a commenté : « Une situation inadmissible, une scène d’un autre temps… »
Un minimum d’hygiène était inenvisageable : « Dans la maison, il n’y avait qu’une salle de bains pour tout le monde (plus d’une douzaine d’hommes), qui n’était pas utilisable car l’évacuation de l’eau était bouchée. Il n’y avait qu’un seul WC qui fonctionnait à l’étage où ma chambre se situait. »
Finalement, au printemps 2015, lorsque Mohamed B., usé par ces conditions de vie, tombe gravement malade, son passeur et exploiteur se débarrasse brutalement de lui : « J’ai été mis à la porte. Je n’ai toujours pas été payé pour toute ma période d’exploitation. Aujourd’hui, je suis hébergé dans un foyer et j’ai trouvé un travail en CDD d’ouvrier agricole. » Pour Annabel Canzian qui suivait la procédure judiciaire, au nom du CCEM, l’expérience de Mohamed B. est terriblement banale : « Ce sont des situations courantes, mais nous ne voyons que le sommet de l’iceberg. » Sa collègue juriste, Manon Testemale, confirme : « L’histoire de Mohamed B. est l’arbre qui cache la forêt d’une multitude de cas semblables, mais invisibles. »
Antoine Peillon
(1)   Il s’agit de M. Abdelaziz R., 49 ans, originaire de Livry-Gargan (Seine-Saint-Denis), gérant des Maraîchers du Val, à Omerville (Val-d’Oise), qui vient d’être condamné, le 19 septembre, « pour travail dissimulé et conditions indignes de travail et d’hébergement ».
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Des « passeurs » de toutes sortes
Il y a certes, comme l’analyse le commissaire général Gentile, « autant de types de passeurs que de nationalités de provenance et de pays de destination ». De même, la diversité des cas, réduite sous un même terme, va de « l’oncle français d’origine sénégalaise qui fait venir en France un neveu qui lui ressemble auquel il a prêté son passeport, aux mafieux albanais qui organisent le passage de centaines de Vietnamiens vers l’Angleterre ». Cependant, pour la plupart des « prises en charge » de migrants, les « passeurs » sont des membres de « filières criminelles très structurées » qui « se composent traditionnellement d’un chef identifié, seul apte à gérer une filière dans toutes ses composantes, de lieutenants placés directement sous ses ordres, et de divers intermédiaires : financiers, rabatteurs, passeurs, chauffeurs, logeurs, faussaires, fournisseurs de faux documents, etc. ».
Quant aux moyens utilisés par les passeurs, selon les données policières analysées en 2017 et pendant les huit premiers mois de 2018, « la voie terrestre est toujours privilégiée, mais en zone nord comme en zone ouest, des filières proposent également des traversées de la Manche et de la mer du Nord avec usage d’embarcations légères (type Zodiac, voiliers), depuis le Pas-de-Calais, la Normandie, la Bretagne… » Ainsi, dans la toute récente « affaire Vendredi », réalisée par les policiers des brigades mobiles de recherche de Coquelles (Pas-de-Calais) et de Cherbourg (Manche), des migrants irakiens étaient pris en charge dans le camp de la Linière (Pas-de-Calais) et acheminés « soit par voie maritime à bord d’embarcations de type Zodiac, soit à bord de poids lourds ».
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Les manipulations financières des « passeurs » pour dissimuler leurs bénéfices
Les policiers français de l’OCRIEST l’affirment : les filières de trafic et d’exploitation des migrants font preuve d’un « savoir-faire criminel » de haut niveau et « en progression ». Pour preuve, leur capacité à « ne manipuler que peu de liquidités sur le territoire (français), le règlement des “prestations” ayant souvent cours dans le pays d’origine ou dans le pays de destination, à chaque étape franchie ». De plus, « les filières utilisent largement les systèmes bancaires parallèles de type hawala » (transfert d’argent à travers un réseau d’agents de change qui se remboursent les uns les autres, en cascade, sur la base de promesses souvent orales, ce qui est équivalent aux procédures de « compensation » utilisées pour le blanchiment des profits du crime organisé et de la fraude fiscale). Enfin, les filières criminelles de passeurs, comme toutes les mafias, blanchissent et « investissent le bénéfice de leur activité en France », notamment dans l’immobilier. Les enquêteurs en concluent que « l’ensemble de ces paramètres rend l’identification et la saisie des avoirs criminels complexes ».

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En Allemagne, les mêmes enjeux
Fin octobre 2018, les services de renseignement allemands s’inquiétaient ouvertement du flux de clandestins venant du Maroc. Le Service fédéral d’intelligence (BCN) allemand mettait en garde les dirigeants politiques européens, dans un rapport confidentiel, contre la hausse inquiétante du flux migratoire originaire des pays subsahariens qui arrivent en Espagne via le Maroc. D’après ces experts, le Maroc a remplacé la Libye comme principal pays de départ vers l’Europe, surtout pour les jeunes Africains.
Trois routes s’offrent aux migrants pour rejoindre l’Espagne :
-          Via la mer d’Al Boran, à bord de grandes embarcations pouvant accueillir jusqu’à une soixantaine de migrants ;
-          par le détroit de Gibraltar, avec des embarcation pneumatiques ;
-          en passant par l’océan Atlantique, avec des embarcation en bois.
D’après le renseignement allemand, une vingtaine d’organisations mafieuses contrôlent actuellement le flux de migrants à partir du Maroc. Ils auraient, en général, de bons rapports avec les autorités. Pour la traversée, chaque migrant paie 1000 euros pour trois tentatives, 2000 euros pour une garantie d’arrivée en Espagne et 4000 euros pour l’option « VIP » qui permet d’arriver en Espagne en six jours, au départ du Mali, en passant par le Maroc.



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Le Comité contre l’esclavage moderne
Crée en 1994, le Comité contre l’esclavage moderne (CCEM) se donne alors pour missions d’aider, en France, les victimes de traite des êtres humains à des fins économiques et des formes contemporaines d’esclavage, d’informer l’opinion publique de la persistance de l’esclavage et de faire connaître ses formes contemporaines, d’interpeller le monde politique français et européen. Le CCEM propose à chaque victime qui le contacte un accompagnement juridique (jusqu’à des recours devant la Cour européenne des droits de l’homme), social (accueil d’urgence et aides pour trouver un hébergement, suivi médical et psychologique, accompagnement socio-éducatif) et administratif (démarches auprès des préfectures, des consulats et des organismes publics). Le CCEM mobilise une équipe de permanents et un réseau de bénévoles (avocats, psychologues, traducteurs, médecins, étudiants ou retraités) « motivés par un profond attachement aux droits humains fondamentaux ». Son mot d’ordre : « Rendons visible l’invisible ! »
Site : www.esclavagemoderne.org
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Lectures
Les migrations actuelles et les conditions inhumaines dans lesquelles elles s’effectuent ont inspiré un grand nombre d’œuvres littéraires, plastiques et audiovisuelles de grande qualité artistique et humanitaire. Parmi toutes celles-ci, citons quelques lignes de deux œuvres essentielles :
Erri de Luca, Aller simple. Poèmes, édition bilingue, Gallimard, 2012, p. 41.
« Chassés de la terre, nous sommes la graine crachée le plus loin de l’arbre coupé, jusqu’aux champs de la mer./ Servez-vous de nous, gisement de vie à exploiter, plante, métal, mains, bien plus que force de travail. »
Georges Didi-Huberman et Niki Giannari, Passer, quoi qu’il en coûte, Les Éditions de Minuit, 2017, p. 39.
« Passer. Passer, quoi qu’il en coûte. Plutôt crever que de ne pas passer. Passer pour ne pas mourir dans ce territoire maudit et dans sa guerre civile. (…) Et s’il le faut, pour passer, payer un passeur, un brigand : devenir hors-la-loi. »
Par ailleurs, pour réfléchir au sujet sous un angle philosophique et critique, lire Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc, La Fin de l’hospitalité. L’Europe, terre d’asile ?, nouvelle édition, Flammarion, coll. « Champs essais », 2018.
Mais aussi :
Groupe MIGREUROP, Atlas des migrants en Europe. Approches critiques des politiques migratoires, Armand Colin, 3e édition, 2017.
Marielle Macé, Sidérer, considérer. Migrants en France, Verdier, 2017.
Collectif, sous la direction de Béatrice Vallaeys, Ce qu’ils font est juste. Ils mettent la solidarité et l’hospitalité à l’honneur, Don Quichotte, 2017.
Patrick Chamoiseau, Frères migrants, Le Seuil, 2017.
Collectif, Osons la fraternité ! Les écrivains aux côtés des migrants, Philippe Rey, 2018.
Collectif, « Hospitalité ou hostilité. Face à la crise migratoire, dans Cités, n° 68, 2016.

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Droits fondamentaux
Un grand chantier européen contre l’exploitation des travailleurs migrants
L’Union européenne doit faire face à de nombreuses pratiques abusives dans des secteurs économiques importants, où des travailleurs migrants se font gravement exploiter.
La FRA, l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (1), le dit crûment : la migration de centaines de milliers de personnes vers l’Europe (2) génère une « grave exploitation » des migrants dans l’Union européenne. Le rapport que cet organisme expert vient de publier, le 4 septembre dernier, dénonce ainsi les pratiques abusives dans de nombreux secteurs de l’économie, mais aussi l’inefficacité des systèmes actuels d’inspection du travail. « Des travailleurs sont gravement exploités dans toute l’Union européenne, et les inspections ne sont pas efficaces pour mettre un terme à cette situation », affirme ainsi la FRA, dans ce document intitulé « Protéger les travailleurs migrants de l’exploitation dans l’UE : renforcer les inspections sur le lieu de travail » (3).
Déjà, en juin 2015, la FRA lançait une première alerte : « L’exploitation grave par le travail de la main-d’œuvre étrangère est fréquente, mais reste souvent ina­perçue. L’exploitation affecte diverses catégories de travailleurs, tels que des ressortissants roumains qui récoltent des pommes de terre en Hongrie ; des femmes des pays subsahariens exploitées en France comme jeunes filles au pair ; des hommes portugais recrutés pour des travaux de construction de routes aux Pays-Bas ; des hommes nord-coréens travaillant comme ouvriers non qualifiés sur un chantier naval en Pologne ; et des ouvriers originaires du Bangladesh et du Pakistan engagés pour la cueillette des fruits dans le sud de la Grèce (4). »
Aujourd’hui, poursuivant ses investigations, la FRA redouble son avertissement aux États membres de l’Union. « L’exploitation des travailleurs est comme un virus. Elle affecte certains secteurs de l’économie et elle s’étend rapidement à cause de la forte concurrence », explique Albin Dearing, directeur du programme de droit pénal à la FRA. L’expert, qui est l’un des auteurs du nouveau rapport du 4 septembre, explique que les abus sont très fréquents dans la construction, l’agriculture et le travail domestique, dans lesquels un faible niveau d’éducation ou la non-maîtrise de la langue ne sont pas des obstacles.
Ludovica Banfi, une autre signataire du rapport, souligne qu’échapper à l’exploitation est très difficile et qu’après des journées de douze heures, les travailleurs « n’ont pas le temps de réfléchir, de réagir et se retrouvent sans défense ». L’experte fait aussi référence aux stratégies utilisées par les employeurs pour maintenir les travailleurs dans cette situation : menaces de dénonciation des personnes en situation irrégulière, violence physique ou psychologique, tromperie, dissimulation, faux contrats de travail…
Le 14 mars dernier, la Commission européenne annonçait la création d’une Autorité européenne du travail (AET), d’ici à 2019. Marianne Thyssen, la commissaire européenne chargée de la politique de l’emploi, indiquait alors que l’AET sera « le joyau de la couronne d’un marché du travail européen fonctionnel » et qu’elle permettra d’assurer le respect des règles européennes par les employeurs de travailleurs migrants. Mais l’aboutissement de ce chantier institutionnel est encore suspendu à d’éventuelles oppositions au Parlement européen et au Conseil.
Antoine Peillon
(1) Créée en 2007 par l’UE, l’European Union Agency for Fundamental Rights (FRA) « fournit des conseils indépendants fondés sur des éléments de preuve en matière de droits fondamentaux ». Les 90 membres du personnel de l’agence comptent, notamment, des experts juridiques, des experts en sciences sociales et politiques, des statisticiens et des experts en communication et de mise en réseaux.
(2) De janvier 2014 à septembre 2018 compris, 1 850 021 migrants sont arrivés en Europe, via la Méditerranée, selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) : https://data2.unhcr.org/en/situations/mediterranean
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ONU
Une première étude mondiale sur le trafic de migrants
Au moins 2,5 millions de migrants ont été « passés clandestinement », en 2016, selon la première étude mondiale sur le trafic de migrants publiée en juin 2018 par l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC).
« Le trafic de migrants a lieu dans toutes les régions du monde et a généré un revenu de 7 milliards de dollars pour les trafiquants, équivalant à ce que les États-Unis ou les pays de l’Union européenne ont dépensé en aide humanitaire mondiale en 2016 », affirmait publiquement, le 13 juin dernier, à Vienne (Autrice), l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC).
L’étude publiée par l’Office spécialisé des Nations unies, à cette occasion, décrit 30 grandes voies de trafic dans le monde et souligne que « ce crime transnational s’attaque aux plus vulnérables des plus vulnérables », selon Jean-Luc Lemahieu, directeur de l’analyse des politiques et des relations publiques de l’ONUDC. De fait, selon l’Organisation internationale pour les migrations, « des milliers de décès sont dus aux activités de trafic de migrants chaque année ». Selon les registres de l’institution, « la Méditerranée semble être la voie la plus meurtrière, représentant 50 % du nombre total de décès ».
Par ailleurs, des assassinats systématiques de migrants ont également été signalés sur la plupart des itinéraires de trafic. « De plus, les migrants clandestins sont également vulnérables à toute une série d’autres formes de criminalité telles que la violence, le viol, le vol, l’enlèvement, l’extorsion et la traite des personnes », a souligné la communication de l’ONUDC. Enfin, parmi une foule d’informations, l’étude de l’Office relève que « le trafic de migrants peut impliquer des stratagèmes complexes, tels que l’organisation de faux mariages ou l’obtention d’emplois fictifs, la contrefaçon de documents de voyage ou la corruption de hauts fonctionnaires ».

Antoine Peillon